Vingt-huit

 

Tandis que le taxi s’éloignait, elle resta plantée devant la grille de fer forgé, le silence se refermant petit à petit sur elle. Impossible d’imaginer une maison plus désolée et menaçante. La lumière impitoyable des réverbères tombait comme une pleine lune à travers les branches des arbres et venait frapper les dalles fendues et les marches de marbre jonchées de feuilles mortes. Sur les hautes colonnes cannelées, des taches de moisissure avaient en partie remplacé la peinture blanche et les planches inégales du porche partaient en poussière. La porte ouverte laissait passer une pâle lumière vacillante à l’intérieur de la maison.

Lentement, elle promena son regard sur les volets clos et le jardin à l’abandon. La pluie fine qui avait commencé à tomber dès sa sortie de l’hôtel s’était transformée en une bruine légère. L’asphalte de la rue était luisant et les gouttes ne faisaient qu’effleurer son visage et ses épaules.

C’est donc ici que ma mère a vécu, songea-t-elle. Et où ma grand-mère est née et mon arrière-grand-mère aussi. C’est ici qu’Ellie s’est assise près du cercueil de Stella.

La porte était-elle ouverte à son intention ? Avait-on poussé le portail de la grille en prévision de sa venue ? L’énorme encadrement en bois de la porte ressemblait à un gigantesque trou de serrure, évasé à la base et effilé vers le haut. Où avait-elle déjà vu une porte ressemblant à un trou de serrure ? Ah oui ! sur la tombe du cimetière La Fayette. Quelle ironie ! Cette maison avait justement été une tombe pour sa mère.

La petite pluie n’avait pas réussi à atténuer la chaleur mais une brise s’était levée. La brise du fleuve, lui avait-on dit en la raccompagnant à son hôtel. La brise et l’odeur de la pluie étaient délicieuses. Le parfum de fleurs sauvages n’avait rien à voir avec celui du cimetière quelques heures auparavant. Il était irrésistible.

Elle se sentait légère et presque nue dans les vêtements de soie qu’elle venait d’enfiler. Elle essaya de discerner la maison dans l’obscurité, de reprendre sa respiration, de maîtriser l’émotion de tout ce qu’elle avait vu mais seulement à moitié compris.

Ma vie est brisée en deux, se dit-elle. Mon passé s’éloigne comme un bateau aux amarres rompues, comme si l’eau était le temps et l’horizon la démarcation de ce qui avait de l’importance.

Ellie, pourquoi ? Pourquoi m’as-tu coupée de tout cela ? Ils étaient tous au courant, eux. Ils savaient mon nom, le tien et que j’étais sa fille. Pourquoi étaient-ils tous là, par centaines, à prononcer encore et encore le même nom : Mayfair ?

« Venez au bureau quand vous lui aurez parlé », avait dit le jeune Pierce aux joues roses. Malgré son jeune âge, il était déjà associé dans le cabinet fondé il y avait si longtemps par son arrière-grand-père. « Le grand-père d’Ellie aussi, vous savez ? » avait dit Ryan, le cousin germain d’Ellie, avec ses cheveux blancs et ses traits si bien ciselés. Non, elle ne savait pas. Elle ignorait qui était qui, d’où ces gens venaient et pourquoi on ne lui avait jamais rien dit.

Trouverait-elle les réponses une fois passée cette porte béante ? Son avenir l’attendait-elle dans cette maison ? Ou peut-être ne serait-ce qu’un simple chapitre de sa vie, sur lequel elle ne reviendrait pas une fois quitté ce monde étrange qu’on lui avait caché pendant trente ans ? Oh non ! certainement pas. Ce qu’elle était en train de vivre était comme un enchantement, ce genre d’envoûtement après lequel rien n’était plus jamais pareil. Et chaque moment passé dans cette famille jusque-là étrangère, le Sud, l’histoire, les parents, l’amour offert l’entraînaient à des années-lumière de ce qu’elle avait été ou avait voulu être.

S’étaient-ils doutés une seconde de l’attrait de ce nouveau monde pour elle ? Toutes ces invitations, ces promesses de visites et de conversations à bâtons rompus, de fidélité et d’intimité familiales !

Ses parents. Avaient-ils la moindre idée de la signification de ce mot pour elle après le monde stérile et égoïste dans lequel elle avait vécu, comme une plante verte en pot qui n’aurait jamais connu le soleil, la pleine terre, et n’aurait vu de la pluie que celle qui battait contre un double vitrage ?

J’ai choisi la médecine pour trouver le monde viscéral, se dit-elle. Ce n’est que dans les salles d’attente et dans les couloirs du service des urgences que j’ai aperçu, de loin, des familles unies, des générations pleurant ou riant ou chuchotant ensemble lorsque l’ange de la mort les survolait.

— Vous voulez dire qu’Ellie ne vous a jamais dit qui était son père ? Elle ne vous a jamais parlé de Sheffield, de Ryan, de Grady, de… ?

Encore et toujours, elle avait dû répondre non.

Ellie était revenue, elle. Elle s’était tenue dans ce même cimetière pour l’enterrement de tante Nancy. Puis elle était allée dans le même restaurant et avait sorti de son sac une photo de Rowan. « Notre fille médecin. » Agonisante, sous morphine, elle lui avait dit : « J’aimerais qu’ils me ramènent chez moi mais c’est impossible. Ils ne peuvent pas faire ça. »

Après qu’on l’eut déposée à l’hôtel, Rowan était montée prendre une douche et se changer, à cause de la chaleur, et pendant un bon moment elle avait ressenti une amertume qu’elle avait été incapable de raisonner ni de rationaliser. Elle n’avait même pas pu pleurer. Elle avait eu beau se dire que parmi tous ces gens, un bon nombre aurait aimé pouvoir échapper à cette immense toile de liens sanguins et de souvenirs. Mais elle n’arrivait pas à les comprendre.

Quelles vérités allait-elle trouver derrière cette porte ? Quelle vérité sur la femme-enfant endormie dans le cercueil ? A un moment, elle avait pensé : Est-ce que, par miracle, l’un de vous saurait qui était mon père ?

— Carlotta voudra… le lui dire.

— … si jeune quand vous êtes née.

— Père ne nous a jamais dit…

Il lui restait simplement à pousser ce portail, gravir les marches de marbre, traverser le plancher pourri, pousser la porte entrouverte. Et pourquoi pas ? Elle avait tellement envie de goûter à l’obscurité de l’intérieur que Michael ne lui manquait même plus. Il n’aurait pas pu le faire avec elle.

Soudain, comme dans un rêve, la lumière devint plus vive derrière la porte. Celle-ci s’ouvrit en grand et la frêle silhouette de la vieille femme apparut. Sa voix cassante sonna clair dans le noir. Elle avait presque des intonations irlandaises.

— Alors, tu te décides à entrer, Rowan Mayfair ?

Elle poussa la grille. Les marches étaient glissantes et elle dut les gravir lentement.

Carlotta avait disparu mais, en pénétrant dans l’entrée, Rowan aperçut sa silhouette au loin, sur le seuil d’une vaste pièce dont l’éclairage suffisait à illuminer l’entrée haute de plafond.

Elle passa devant un escalier haut et raide et, à droite, devant des portes ouvrant sur un vaste salon. La lumière de la rue jetait dans cette pièce une lueur d’un blanc lunaire et révélait un long parquet luisant et, çà et là, quelques meubles indéfinissables.

Elle passa ensuite devant une porte fermée, sur sa gauche, puis, entrant dans la lumière, elle se retrouva dans une grande salle à manger.

La lueur vacillante de deux bougies posées sur la table ovale était la seule lumière qui éclairait cette pièce de l’intérieur. Elle révélait des fresques murales représentant des chênes moussus et des champs labourés. Les portes et les fenêtres s’élevaient jusqu’à trois mètres soixante du sol. En se retournant vers l’entrée, elle constata que la porte de cette pièce était gigantesque. Son encadrement montait jusqu’au plafond.

Elle regarda la femme assise à l’extrémité de la table. Son épaisse chevelure bouclée paraissait encore plus blanche dans la pénombre et les bougies projetaient deux petites flammes inquiétantes dans les verres de ses lunettes.

— Assieds-toi, Rowan Mayfair. J’ai un tas de choses à te dire.

Une odeur de poussière ou de moisi montait des sièges rembourrés.

Ou était-ce du tapis et des tristes tentures ?

Peu importait. Mais il y avait une autre odeur, un arôme délicieux qui rappelait le bois et le soleil et, curieusement, Michael. L’odeur était plaisante. Michael, le charpentier, l’aurait certainement comprise. Un parfum de bois dans une vieille maison, renforcé par la chaleur qui s’y était accumulée durant la journée. L’odeur, plus forte, des bougies en cire était aussi perceptible.

Les flammes des bougies se reflétaient dans les centaines de larmes de cristal du grand lustre suspendu au plafond.

— Je suis trop vieille pour grimper là-haut et changer les ampoules. Eugenia aussi. Elle ne peut plus le faire.

D’un petit signe de tête, elle indiqua un coin sombre.

Étonnée, Rowan s’aperçut qu’une femme noire s’y tenait, une créature spectrale au cheveu rare, les bras croisés, extrêmement frêle. On ne distinguait de ses vêtements qu’un tablier taché.

— Vous pouvez partir, dit Carlotta à la Noire. A moins que ma nièce ait envie de boire quelque chose. Tu n’as pas soif, Rowan, n’est-ce pas ?

— Non, merci, mademoiselle Mayfair.

— Appelle-moi Carlotta. Ou Carl si tu veux. Il y a trop de Mlles Mayfair.

La vieille servante noire passa devant la cheminée, contourna la table et disparut dans l’entrée. Carlotta la regarda partir, comme si elle voulait attendre d’être seule avec sa nièce pour reprendre la parole.

Elle leva les yeux vers Rowan et lui fit un geste vers un siège près de la table.

Rowan s’assit dos aux fenêtres ouvrant sur la cour et tourna légèrement son siège pour faire face à sa tante.

Elle aperçut d’autres fresques murales. Une maison de plantation aux colonnades blanches entourée de collines ondulantes.

En regardant la vieille femme, elle fut soulagée de ne plus voir les petites flammes vaciller dans ses lunettes. Elle ne voyait plus qu’un visage sombre, des verres de lunettes luisant dans la lumière, l’imprimé à fleurs de la robe à manches longues et les fines mains émergeant de la dentelle bordant les manches, dont les doigts noueux tenaient quelque chose ressemblant à une boîte à bijoux en velours.

Elle poussa brusquement la boîte vers Rowan.

— C’est à toi. C’est un collier d’émeraude. Il t’appartient, la maison t’appartient, ainsi que le terrain sur lequel elle est construite et tout ce qu’elle contient. En plus de cela, il y a une fortune qui fait à peu près cinquante fois ce que tu possèdes aujourd’hui. Cent fois peut-être. Mais, avant de réclamer ton dû, écoute bien ce que j’ai à te dire.

Elle fit une pause et scruta le visage de Rowan. La jeune fille se dit que tout ce qui caractérisait cette femme, sa voix et son comportement en général, n’avait pas d’âge. C’était presque inquiétant, comme si l’esprit d’une jeune personne habitait cette vieille carcasse et lui conférait une animation étrange pour son âge véritable.

— Non, dit la femme. Je suis vieille, très vieille. Ce qui m’a maintenue en vie, c’est probablement l’attente de sa mort et j’ai redouté pendant longtemps le moment où tu viendrais ici. J’ai prié pour qu’Ellie vive longtemps et qu’elle te garde auprès d’elle de longues années jusqu’à ce que Deirdre ne soit plus que poussière dans sa tombe et que la chaîne soit brisée. Mais le destin m’a réservé une autre petite surprise.

— Elle a fait tout ce qu’elle a pu pour me tenir éloignée. Elle m’a fait signer une promesse de ne jamais venir. Je ne l’ai pas tenue.

La vieille femme resta silencieuse.

— Je voulais venir, poursuivit Rowan. (Puis, aussi doucement que possible, elle demanda :) Pourquoi avez-vous voulu me tenir à l’écart ? Y a-t-il une terrible histoire là-dessous ?

La femme la dévisagea en silence.

— Tu es une femme forte. Aussi forte que ma mère. Tu as ses yeux. Ils te l’ont dit ? En était-il d’assez vieux pour se souvenir d’elle ?

— Je ne sais pas.

— Qu’as-tu vu de tes propres yeux ? As-tu vu quelque chose ou quelqu’un d’extraordinaire ?

Rowan tressaillit. Tout d’abord, elle crut avoir mal compris puis, en une fraction de seconde, repensa au fantôme apparu à 3 heures du matin et lui associa de façon inexplicable son rêve dans l’avion, dans lequel un être invisible la caressait et la violait.

Malgré sa confusion, elle aperçut le sourire de la vieille femme. Mais il n’était ni amer ni triomphant. Simplement résigné. Le visage de Carlotta redevint triste et songeur. Dans la pâle lumière, sa tête ressembla un moment à un crâne vide.

— Il est donc venu te voir, dit-elle en soupirant. Et il a posé ses mains sur toi.

— Je ne sais pas. Expliquez-moi.

Mais la femme se contenta d’attendre en la fixant.

— C’était un homme mince et élégant. Il est venu à 3 heures du matin. Au moment de la mort de ma mère. Je l’ai vu aussi distinctement que je vous vois mais ce fut assez bref.

La femme baissa les yeux. Rowan crut qu’elle les avait fermés mais elle aperçut une petite lueur entre ses paupières, Carlotta croisa ses mains devant elle sur la table.

— C’était lui, dit-elle. C’était l’homme qui a rendu ta mère folle et sa mère avant elle. L’homme qui a servi ma mère et imposé sa loi à tous ceux qui l’entouraient. T’ont-ils parlé de lui, les autres ? T’ont-ils prévenue ?

— Ils ne m’ont rien dit.

— Parce qu’ils ne savent pas. Maintenant, ils ont compris qu’ils ne savaient pas et ils nous laissent ces secrets. Ce qu’ils auraient dû faire dès le début.

— Mais qu’est-ce que j’ai vu ? Pourquoi est-il venu me voir ?

Une fois encore, elle pensa au rêve dans l’avion mais se trouvait incapable de faire le lien entre les deux événements.

— Parce qu’il croit que tu es à lui maintenant. Pour t’aimer, te caresser et régner sur toi tout en prétendant te servir.

Rowan se sentit à nouveau confuse et son visage s’embrasa. Caresser. L’ambiance obsédante du rêve lui revint.

— Il prétendra le contraire. Mais c’est un mensonge. Il te fera sienne et te rendra folle si tu refuses de lui obéir. C’est ce qu’il leur a fait à toutes. (Elle s’arrêta, le front plissé, les yeux errant sur la surface poussiéreuse de la table.) Sauf à celles qui étaient assez fortes pour lui résister, faire de lui l’esclave qu’il prétendait être et l’utiliser à leur profit…

Sa voix chancela.

— Expliquez-moi.

— Il t’a caressée, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas.

— Oh si ! tu le sais. Le rouge te monte aux joues, Rowan Mayfair. Eh bien, laisse-moi te demander, ma fille, mon indépendante jeune fille qui a déjà eu tant d’hommes, était-ce aussi bon qu’avec un simple mortel ? Réfléchis avant de parler. Il te dira qu’aucun mortel ne peut te donner autant de plaisir que lui. Alors, c’est vrai ? C’est un plaisir qui se paie très cher.

— J’ai cru que c’était un rêve.

— Mais tu l’as vu ?

— C’était la nuit précédente. Les caresses, c’était dans un rêve. C’était différent.

— Il l’a caressée jusqu’à la fin. Toute bourrée de drogues qu’elle était, tout stupide qu’était son regard et mécanique sa démarche. Quand elle se couchait le soir, il venait la caresser. Comme une vulgaire putain, elle se contorsionnait sur le lit… Tu es fâchée que je te dise ça ? Tu crois que c’était agréable à voir ?

— Je pense qu’elle était malade et que c’était humain de sa part.

— Non, ma chère, leurs rapports n’avaient rien d’humain.

— Vous voulez me faire croire que j’ai vu un fantôme, qu’il caressait ma mère et qu’en quelque sorte j’en ai hérité ?

— Oui, et ravale ta colère. Elle est dangereuse.

Rowan était abasourdie. Une vague de peur et de confusion la submergea.

— Vous lisez dans les pensées ?

— Oui, du mieux que je peux. J’aimerais y arriver encore mieux. Ta mère n’était pas la seule à avoir ce pouvoir dans cette maison. Il y a trois générations, c’était moi qui devais recevoir le collier. Je l’ai vu quand j’avais trois ans, si fort qu’il pouvait glisser sa chaude main dans la mienne et même me soulever dans les airs. Oui, soulever mon corps. Mais je l’ai refusé. Je lui ai tourné le dos. Je lui ai dit de retourner dans l’enfer d’où il était venu. Et j’ai utilisé mon pouvoir pour le combattre.

— Et ce collier ? Il me revient parce que je l’ai vu ?

— Il te revient parce que tu es la seule fille et qu’aucun choix n’est possible. Il te reviendrait même si tes pouvoirs étaient très faibles. Mais cela n’a aucune importance. Tes pouvoirs sont grands, très grands et l’ont toujours été. (Elle fit une pause et examina de nouveau Rowan, le visage dénué de toute expression.) Imprécis, oui, incohérents, c’est certain, et incontrôlés, probablement. Mais grands.

— Ne les surestimez pas.

— Ellie m’en a parlé il y a bien longtemps. Elle m’a dit que tu pouvais faire voler les fleurs et faire bouillir de l’eau. « Elle est une sorcière plus puissante qu’Antha ou Deirdre. » Voilà ce qu’elle m’a dit eu pleurant et en implorant mes conseils sur ce qu’elle pouvait faire.

« Garde-la loin ! lui ai-je dit. Fais en sorte qu’elle ne revienne jamais et qu’elle ne sache jamais ! Assure-toi qu’elle n’apprenne pas à utiliser ses pouvoirs. »

— Je ne veux pas me fâcher avec vous, dit Rowan d’une petite voix. Je veux seulement comprendre ce que vous me dites et savoir pourquoi on m’a éloignée…

La vieille femme sombra dans un silence pensif. Ses doigts caressèrent l’écrin de velours puis se refermèrent dessus sans plus bouger, comme les mains flasques de Deirdre dans le cercueil.

Rowan détourna les yeux. Au-dessus de la cheminée, une fresque représentait le ciel.

— Ce que je te dis ne te rassure pas un peu ? Ne t’es-tu pas demandé, pendant toutes ces années, si tu étais la seule au monde capable de lire dans les pensées, la seule à savoir d’avance quand quelqu’un de ton entourage allait mourir, la seule à pouvoir évincer quelqu’un par le seul pouvoir de ta colère ? Regarde les bougies. Tu peux les faire éteindre et se rallumer. Fais-le !

Rowan fixa les petites flammes. Elle tremblait littéralement. Si vous saviez. Si vous saviez ce que je pourrais faire, maintenant…

— Mais je le sais. Je sens ta force parce que moi aussi je suis forte, plus qu’Antha ou Deirdre. C’est comme ça que je l’ai tenu en échec dans cette maison, que je l’ai empêché de me faire du mal, que j’ai réussi à mettre trente ans entre lui et l’enfant de Deirdre. Éteins les bougies et rallume-les. Je veux te voir le faire.

— Je ne le ferai pas. Et je veux que vous arrêtiez de jouer avec moi. Contentez-vous de me dire ce que vous avez à dire et arrêtez ce petit jeu. Dites-moi qui il est et pourquoi vous m’avez enlevée à ma mère.

— Je t’ai enlevée à ta mère pour t’éloigner de lui et de ce collier, de la malédiction et de la fortune dont il est à l’origine. Je t’ai enlevée à elle pour briser sa volonté et la séparer d’une béquille sur laquelle elle se serait appuyée et d’une oreille dans laquelle elle aurait déversé le fruit de son esprit torturé.

Glacée de terreur, Rowan ne répondit rien. Elle revit en pensée la femme aux cheveux noirs dans son cercueil. Elle revit le cimetière La Fayette envahi par la nuit, calme et désert.

— Pendant trente ans, tu as pris des forces loin de cette maison et de cette histoire démoniaque. Tu es devenue un médecin d’une trempe inégalable et, quand tu as fait du mal avec ton pouvoir, le remords t’a poussée à te sacrifier davantage.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Je le vois. De façon imprécise, mais je le vois. Je vois le mal mais pas les actes eux-mêmes car ils sont obscurcis par le remords et la honte.

— Alors que voulez-vous de moi ? Une confession ? Vous avez dit vous-même que je tournais le dos à ce que j’avais fait de mal.

— « Tu ne tueras point », murmura la vieille femme.

Une douleur envahit Rowan puis, consternée, elle vit un sourire moqueur s’élargir sur le visage de Carlotta. Comprenant la ruse, elle se sentit impuissante. Car, en une fraction de seconde, la vieille femme avait réussi à faire naître dans la pensée de Rowan l’image même qu’elle recherchait.

— Tu as tué. De colère et de rage, tu as pris des vies. Tu l’as fait délibérément. Tu as cette force.

Rowan guetta les verres ronds captant la lumière et les yeux sombres à peine visibles.

— T’ai-je appris quelque chose ? dit la femme.

— Vous mettez ma patience à l’épreuve. Laissez-moi vous rappeler que je ne vous ai rien fait. Je ne suis pas venue exiger de vous des réponses. Je ne vous ai fait aucun reproche. Je ne suis pas venue réclamer ce bijou, cette maison ou quoi que ce soit qui s’y trouve. Je suis simplement venue voir ma mère et j’ai franchi le pas de cette porte parce que vous m’y avez invitée. Je suis là pour écouter et non pour que vous vous jouiez de moi. Et je n’ai pas peur de votre fantôme.

La vieille femme la regarda fixement puis leva les sourcils et éclata d’un rire étonnamment féminin.

— C’est une belle tirade, ma fille. Il y a soixante-quinze ans, ma mère m’a dit qu’il aurait fait pleurer de jalousie les dieux grecs tellement il était beau quand il venait dans sa chambre. (Elle se détendit, se pinça les lèvres et sourit à nouveau.) Mais il ne l’a jamais empêchée de fréquenter ses amants mortels. Elle aimait le même type d’homme que toi.

— Ellie vous a dit ça aussi ?

— Ellie m’a dit bien des choses, mais jamais qu’elle était malade. Elle ne m’a pas dit qu’elle allait mourir.

— Quand les gens sont mourants, ils ont peur. Ils se sentent seuls. Personne ne peut mourir pour eux.

La vieille femme baissa les yeux et resta silencieuse un long moment. Puis ses mains se mirent à nouveau à bouger sur l’écrin et l’ouvrirent. Elle le tourna légèrement pour que la lumière des bougies aille frapper l’émeraude à l’intérieur, posée sur sa chaîne en or. C’était la plus grosse pierre que Rowan ait jamais vue.

— J’ai rêvé de la mort, dit Carlotta en regardant la pierre. J’ai prié pour qu’elle vienne.

Elle leva lentement les yeux. Son esprit semblait s’être fermé et avoir sombré dans la tristesse. Pendant un moment, elle oublia de se cacher derrière son masque de rudesse et de ruse.

— Viens ! dit-elle en se levant. J’ai plein de choses à te montrer et nous n’avons plus beaucoup de temps.

— Pourquoi dites-vous cela ? (Quelque chose changea dans l’attitude de la vieille femme.) Et pourquoi me regardez-vous de cette façon ?

Carlotta se contenta de sourire.

— Viens, te dis-je. Apporte la bougie si tu veux. Certains éclairages fonctionnent encore mais la plupart des fils électriques sont complètement effilochés. Suis-moi.

Elle se leva et attrapa sa canne accrochée à son siège. Curieusement, elle se mit à marcher avec une certaine assurance et passa devant Rowan qui l’observait en protégeant la flamme de la bougie du creux de sa main.

La petite lueur vacilla tandis qu’elles avançaient dans le couloir d’entrée. Elle se réfléchit sur la surface lustrée du vieux portrait d’un homme qui sembla soudain vivant. On aurait dit qu’il regardait Rowan. Elle s’arrêta et tourna ostensiblement la tête pour regarder. Mais ce n’était qu’une illusion.

— Qu’y a-t-il ? demanda Carlotta.

— J’ai juste cru…

Elle regarda le portrait de l’homme aux yeux noirs, bien enfoui sous des couches de vernis fragile et craquelé.

— Quoi ?

— Aucune importance, dit Rowan en reprenant sa marche. La lumière m’a donné l’impression qu’il avait bougé.

La femme regarda fixement le portrait, Rowan à côté d’elle.

— Tu verras bien des choses étranges dans cette maison. Tu vas passer devant des pièces vides et tu rebrousseras chemin parce que tu croiras avoir vu une silhouette bouger ou quelqu’un en train de te regarder.

Rowan dévisagea Carlotta. Elle ne semblait plus jouer. C’était une femme solitaire, errante et pensive.

Elle se retourna et se dirigea vers une haute porte au pied de l’escalier et appuya sur un bouton. Dans un bruit de cliquetis, l’ascenseur descendit et s’arrêta pesamment. La femme tourna la poignée, ouvrit la porte et replia avec effort la porte de cuivre.

Elles entrèrent dans la cabine, sur un carré de tapis élimé. Les parois étaient recouvertes d’un papier sombre et une ampoule suspendue au plafond métallique déversait sur elles une pâle lueur.

— Ferme les portes.

Rowan obéit.

Le couloir du deuxième étage était encore plus sombre que celui du bas. L’air y était plus chaud aussi. Aucune porte ou fenêtre ouverte ne laissait entrer l’éclairage de la rue et la faible lumière de la bougie se reflétait sur des portes blanches et une autre cage d’escalier.

— Entre dans cette pièce, dit Carlotta en ouvrant une porte sur sa gauche.

Des draperies sombres en lambeaux, comme en bas, et un lit en bois étroit avec un ciel de lit sculpté représentant un aigle. Un dessin similaire était sculpté dans la tête de lit.

— C’est le lit dans lequel ta mère est morte.

Rowan regarda le matelas nu et aperçut une grosse tache sombre légèrement luisante. Des insectes ! Des dizaines de petits insectes qui se délectaient de la tache sombre. Lorsqu’elle avança, ils s’enfuirent aux quatre coins du matelas. Rowan faillit laisser tomber la bougie.

La vieille femme semblait enveloppée dans ses pensées, comme pour se protéger.

— C’est écœurant ! dit Rowan. Quelqu’un devrait nettoyer cette pièce !

— Tu pourras la faire nettoyer si tu veux. C’est ta chambre maintenant.

La chaleur et les insectes donnaient à Rowan la nausée. Elle recula et appuya sa tête contre le chambranle de la porte. D’autres odeurs fétides lui parvenaient.

— Que voulez-vous me montrer d’autre ? demanda-t-elle calmement.

Ravale ta colère, se dit-elle intérieurement. Les murs étaient fanés, la petite table de chevet était couverte de statues de plâtre et de bougies. Sale, moche, écœurant. Elle est morte dans la saleté. Ici. Négligée.

— Non, dit la vieille femme. Pas négligée. Quelle conscience avait-elle de ce qui l’entourait, à la fin ? Tu n’as qu’à lire le dossier médical.

Carlotta retourna dans le couloir.

— Il faut continuer à pied. L’ascenseur ne va pas plus haut.

J’espère qu’il ne va pas falloir que je l’aide, songea Rowan. La seule idée de toucher cette femme lui était insupportable. Elle essaya de reprendre sa respiration et de calmer le tumulte en elle. L’air lourd, confiné et plein de souvenirs d’odeurs encore pires semblait se coller à elle, à ses vêtements et à son visage.

Elle regarda la femme gravir pesamment marche après marche.

— Viens avec moi, Rowan Mayfair, dit-elle par-dessus son épaule. Apporte la lumière.

Rowan suivit. L’air était de plus en plus chaud. Levant les yeux, elle aperçut le palier du troisième étage. A mesure qu’elle montait, il lui parut que toute la chaleur de la maison s’était accumulée dans cet endroit.

Par la fenêtre de droite, l’éclairage de la rue arrivait sans grande conviction. Il y avait deux portes, une à gauche et une en face d’elles.

La vieille femme ouvrit celle de gauche.

— Regarde, il y a une lampe à huile à l’intérieur. Allume-la.

Rowan posa la bougie et souleva le verre de la lampe. L’odeur d’huile était désagréable. Elle alluma la mèche à la flamme de la bougie. La grande flamme qui s’éleva se renforça encore quand elle remit le verre en place. Elle souleva la lampe et aperçut une vaste pièce au plafond bas, remplie de poussière, d’humidité et de toiles d’araignée. De minuscules insectes fuirent la lumière. Un bruissement sec l’effraya mais la bonne odeur de la chaleur et du bois était forte dans ce lieu, au point de couvrir légèrement celle de tissu moisi et de pourriture.

Des malles étaient empilées contre les murs et des caisses encombraient le vieux lit de cuivre placé sous l’une des deux fenêtres. Un entrelacs de vigne vierge avait colonisé les carreaux. La lumière faisait ressortir les feuilles brillantes de pluie. Les rideaux, tombés depuis longtemps, étaient affaissés en tapon sur les rebords des fenêtres.

Sur le mur de gauche, de chaque côté de la cheminée au manteau de bois, des rangées de livres couraient jusqu’au plafond. Il y avait aussi des livres partout sur les sièges capitonnés qui paraissaient gonflés par l’humidité. La lumière de la lampe se réfléchit sur les montants de cuivre du vieux lit. Rowan aperçut une vieille paire de chaussures en cuir près d’un épais tapis roulé et poussé devant la cheminée.

Ces chaussures avaient quelque chose de bizarre et ce rouleau de tapis rebondi aussi. N’était-il pas lié avec une chaîne, plutôt qu’avec une ficelle, ce qui aurait été plus approprié ?

Rowan s’aperçut que Carlotta la regardait.

— C’était la chambre d’oncle Julien, dit-elle. C’est par cette fenêtre que la grand-mère Antha s’est jetée sur le toit du porche et est morte en tombant en bas, sur les dalles.

Rowan serra plus fort le pied de la lampe.

— Ouvre la première malle sur ta droite.

Hésitant un instant, sans bien savoir pourquoi, Rowan finit par s’agenouiller sur le sol poussiéreux et posa la lampe près de la malle. Elle examina le couvercle et la serrure cassée.

— Tu vois ce qu’il y a dedans ?

— Des poupées. Des poupées faites de… cheveux et d’os.

— Oui, des os et des cheveux humains. Et de la peau humaine et des rognures d’ongles. Des poupées à l’effigie de tes ancêtres de sexe féminin, dont les plus anciennes remontent trop loin pour qu’on se rappelle leurs noms. Elles vont tomber en poussière si tu y touches.

Rowan les observa attentivement, rangée après rangée, placées avec précaution sur un lit de mousseline. Chacune avait un visage peint et de longs cheveux. Certaines avaient des bâtons en guise de bras et de jambes, d’autres avaient un corps souple et n’avaient presque pas de formes. La plus récente et la plus jolie de toutes était en soie et portail des perles sur sa robe. Son visage était fait d’os luisant, avec un nez et des yeux, et une bouche peinte à l’encre, ou peut-être avec du sang.

— Oui, c’est du sang. Et c’est ton arrière-grand-mère, Stella.

La petite poupée semblait faire une grimace à Rowan. Quelqu’un avait collé des cheveux noirs et des os dépassaient de la petite robe en soie.

— D’où viennent les os ?

— De Stella.

Rowan posa l’objet et eut un mouvement de recul, les doigts crispés. Elle n’aurait jamais dû toucher. Elle souleva un coin de mousseline et aperçut d’autres rangées de poupées. En dessous, il n’y avait pratiquement plus que de la poussière.

— Elles remontent aux lointaines origines, en Europe. Prends la plus ancienne. Tu vois laquelle c’est ?

— Inutile, elle va tomber en miettes si je la touche. De toute façon, je ne sais pas laquelle c’est.

Rowan remit le tissu en place avec soin. Quand ses doigts frôlèrent un os, elle ressentit comme un choc. Comme si un flash de lumière était passé devant ses yeux. Son esprit enregistra les possibilités médicales… trouble du lobe temporal, attaque. Le diagnostic semblait inepte, d’un autre monde.

Elle scruta les petits visages.

— Qui les a faites ?

— Tout le monde. Cortland est descendu une nuit pour couper un pied de ma mère, Mary Beth, dans son cercueil. C’est lui aussi qui a pris les os de Stella. Elle savait qu’il le ferait parce que ta grand-mère Antha était trop jeune pour s’en charger.

Rowan trembla de tout son corps. Elle rabaissa le couvercle de la malle et, prenant la lampe, se releva en frottant la poussière de ses genoux.

— Ce Cortland, qui était-il ? Ce n’était pas le grand-père de Ryan ?

— Oui, c’est cela. Cortland le magnifique, le vicieux, l’instrument de cet esprit qui a dirigé notre famille pendant des siècles. Cortland qui a violé ta mère quand elle lui réclamait son aide. Cortland qui s’est accouplé avec Stella pour donner naissance à Antha, la mère de Deirdre, et qui t’a conçue avec Deirdre, toi, sa fille et arrière-petite-fille.

Rowan essayait de suivre les méandres de sa généalogie.

— Et qui a fait la poupée de ma mère ? demanda-t-elle en soutenant le regard de Carlotta.

— Personne. Mais tu peux aller au cimetière pour desceller la tombe et prendre ses mains. Tu crois que tu pourrais le faire ? Il t’aidera, tu sais, l’homme que tu as déjà vu. Il viendra si tu mets le collier et que tu l’appelles.

— Pourquoi cherchez-vous à me blesser ? Je n’ai rien à voir avec tout ça.

— Je te dis simplement ce que je sais. La magie noire était leur passe-temps préféré. De tout temps. Je te dis ce que tu dois savoir pour faire ton choix. T’abaisseras-tu à de telles pratiques ? Veux-tu les perpétuer ? Irais-tu prendre ces horreurs dans tes mains et invoquer les esprits des morts afin de jouer à la poupée avec tous les diables de l’enfer ?

— Je n’y crois pas. Je ne crois pas à ce que vous croyez, vous.

— Je crois ce que j’ai vu. Je crois à ce que je ressens quand je les touche. Elles sont pleines du malin, de la même façon que les reliques sont pleines de sainteté. Mais leurs voix sont les siennes, les voix du diable. Tu n’as pas cru à ce que tu as vu quand il t’est apparu ?

— J’ai vu un homme aux cheveux sombres. Il n’était pas un être humain. C’était une sorte d’hallucination.

— C’était Satan. Il te dira que c’est faux et il te donnera un beau nom. Il te parlera de poésie. Mais il est le diable pour une raison toute simple. Il ment. Il détruit. Et il te détruira, ainsi que ta progéniture, s’il le peut, afin d’arriver à ses fins. Car ses fins sont tout ce qui l’intéresse.

— Et quelles sont ses fins ?

— Prendre vie, tout comme nous. Voir et sentir ce que nous voyons et sentons.

Carlotta se retourna et, s’aidant de sa canne, s’approcha du mur de gauche, près de la cheminée. Elle s’arrêta devant le tapis roulé et jeta un regard sur les livres.

— Des histoires. Les histoires de tous ceux qui sont venus avant. C’est Julien qui les a écrites. C’était sa chambre, son antre. C’est là qu’il a écrit ses confessions : Comment il a couché avec sa sœur Katherine pour engendrer ma mère, Mary Beth, avec qui il a conçu ma sœur Stella. Et quand il a voulu faire la même chose avec moi, je lui ai craché à la figure. Et je l’ai menacé de le tuer. Magie noire, sorts maléfiques. Voilà comment il punissait ses ennemis et séduisait ses amants. Tous les anges du ciel n’auraient jamais suffi à apaiser son besoin de luxure.

— Tout est écrit là ?

— Tout ça et d’autres choses encore. Mais je n’ai jamais lu ces livres et ne le ferai jamais. Cela m’a suffi de lire dans ses pensées quand il était assis à longueur de journée dans la bibliothèque, à plonger sa plume dans l’encre et à rire tout seul.

— Et pourquoi ces livres sont-ils encore là ? Pourquoi ne pas les avoir brûlés ?

— Parce que je savais que si tu venais il faudrait que tu les lises. Tu dois vérifier par toi-même qui il était car ce qu’il dit de son propre aveu ne peut que le condamner. Lis et choisis. Antha n’a pas su faire le choix. Deirdre n’a pas pu. Mais toi, tu peux. Tu es forte, intelligente et sage malgré ta jeunesse. Je le vois en toi.

Elle posa ses deux mains sur la crosse de sa canne et détourna les yeux.

— Moi, j’ai choisi, dit-elle doucement, presque à regret. Je suis allée à l’église après que Julien m’eut touchée, après qu’il m’eut chanté son petit couplet et dit des mensonges. Je me suis agenouillée et j’ai prié. J’ai dit : « Mon Dieu, protège-moi. Sainte Mère, protège-moi. Laissez-moi le combattre avec mon pouvoir. »

Ses yeux fuirent une nouvelle fois, retournant dans le passé, peut-être. Pendant un long moment, ils errèrent sur le tapis à ses pieds, tout bosselé et ficelé avec sa chaîne rouillée.

— Je savais à quoi m’attendre, reprit-elle. Pendant des années, j’ai appris tout ce dont j’avais besoin. J’ai appris leurs sorts et leurs secrets. J’ai appris à invoquer les esprits inférieurs qu’ils commandaient. J’ai appris à « le » combattre dans toute sa gloire, avec l’aide des esprits, et je savais même le congédier d’un claquement de doigts. En quelque sorte, j’ai retourné leurs propres armes contre eux.

Elle prit un air renfrogné et lointain. Elle guettait les réactions de Rowan et semblait en même temps y être indifférente.

— J’ai dit à Julien que je ne porterais pas d’enfant de lui et qu’il devait arrêter de me jouer ses petits tours habituels comme se changer en beau jeune homme dans mes bras alors que je sentais sa chair desséchée et savais que c’était lui. Je lui ai dit que s’il me touchait encore je promettais d’utiliser mon pouvoir pour le repousser et que je n’avais pas besoin de mains humaines pour m’aider. Et j’ai vu la peur dans ses yeux alors que je ne savais même pas encore comment je pourrais tenir ces promesses. Mais peut-être n’était-ce que la peur de quelqu’un qu’il était incapable de séduire, de troubler et de se gagner. (Elle sourit.) C’est une chose terrible, tu sais, pour quelqu’un qui ne vit qu’au travers de la séduction.

Elle se plongea dans un silence songeur.

Rowan prit sa respiration, ignorant la sueur perlant sur son visage et la chaleur de la lampe. Elle se sentait malheureuse de toutes ces années perdues. Des années vides, de routine monotone, d’amertume et d’une puissance implacable, de celles qui peuvent tuer…

— Oui, tuer, soupira la vieille femme. Je l’ai fait. Pour protéger des vies, contre lui qui n’a jamais été vivant et les aurait possédées s’il avait pu.

— Vous lui avez parlé ? Vous avez dit qu’il était venu vers vous quand vous étiez enfant et qu’il vous a murmuré à l’oreille des mots que personne d’autre ne pouvait entendre. Vous lui avez demandé qui il était et ce qu’il voulait ?

— Tu crois qu’il m’aurait dit la vérité ? Il ne dit jamais la vérité, n’oublie pas cela. On lui donne des forces en lui posant des questions. (Carlotta s’approcha soudain d’elle.) Brise la chaîne, mon enfant ! Tu es la plus forte de toutes ! Brise la chaîne et il retournera en enfer, car dans ce vaste monde il ne trouvera jamais quelqu’un de ta force. Tu ne comprends pas ? C’est lui qui a créé cette force en obligeant sœur et frère, oncle et nièce, fils et mère – oui, ça – aussi à se croiser pour engendrer une sorcière encore plus puissante afin de reconquérir à la génération suivante la force qu’il a perdue à la précédente, et plus encore.

— Sorcière ? Vous avez dit sorcière ?

— Elles étaient toutes des sorcières. Tu n’as donc pas compris ! Ta mère, sa mère, sa grand-mère. Même Julien, cet être méprisable, le père de ton père Cortland, était un sorcier. C’eût été mon destin si je ne m’étais pas rebellée.

Rowan serra son poing gauche, enfonçant ses ongles dans la paume de sa main et regardant fixement la vieille femme qu’elle trouvait répugnante mais dont elle n’arrivait pas à se détacher.

— L’inceste, ma fille, était le moindre de leurs péchés. L’inceste pour renforcer la lignée, pour doubler les pouvoirs, purifier le sang, engendrer une sorcière fourbe et terrible à chaque génération, et cela depuis des temps immémoriaux. Parles-en à l’Anglais, celui qui est venu avec toi à l’église et qui t’a tenu le bras. Demande-lui les noms des femmes dont les poupées sont dans cette malle. Il sait. Il te parlera de magie noire et de généalogie.

Elle passa devant Rowan, le bas de sa robe frôlant la cheville de la jeune fille, s’appuyant sur sa canne, et s’arrêta sur le palier pour faire signe à Rowan de la suivre.

Quand elles arrivèrent dans la dernière pièce du troisième étage, une odeur infecte les prit à la gorge. Rowan recula. C’était irrespirable.

Levant la lampe bien haut, elle vit une espèce de placard plein de bocaux et de flacons rangés sur des étagères de fortune. Ils étaient remplis d’un liquide noirâtre et trouble. L’odeur de pourriture, de putréfaction et de produits chimiques lui tordit le ventre. L’idée lui était insupportable que ces récipients puissent se casser et répandre leur odeur nauséabonde.

— Ils appartiennent à Marguerite, la mère de Julien et de Katherine, ma grand-mère. Ces noms ne te disent probablement rien. Mais n’oublie pas ce que je vais te dire. Marguerite a rempli ces bocaux d’horreurs. Tu verras quand tu les ouvriras. Et surtout, fais-le toi-même si tu veux éviter les ennuis. Elle était… guérisseuse. Elle avait le même don que toi. Elle imposait ses mains sur les malades et réparait les hernies ou guérissait les cancers. Voilà ce qu’elle faisait de son don. Approche la lampe.

— Je ne veux pas voir.

— Tu es médecin, non ? N’as-tu pas disséqué des cadavres de tous âges ?

— Je suis chirurgien. J’opère pour préserver et prolonger la vie. Je ne veux pas voir ces horreurs maintenant…

Tout en parlant, elle examinait les bocaux. Dans le plus grand, le liquide était encore suffisamment clair pour révéler une forme ronde et molle. Elle n’en croyait pas ses yeux ! C’était une tête. Elle recula instinctivement, comme si elle s’était brûlée.

— Dis-moi ce que tu as vu !

— Pourquoi m’infligez-vous ce spectacle ? dit Rowan d’une voix à peine audible. (Dans le bocal, les yeux pourris semblaient la regarder. Elle se retourna et regarda la vieille femme.) J’ai vu enterrer ma mère aujourd’hui. Que voulez-vous de moi ?

— Je te l’ai dit.

— Non, vous voulez me punir d’être revenue et de vouloir savoir. Vous me punissez parce que j’ai enfreint vos ordres. (La vieille femme fit-elle une grimace ?) Vous ne comprenez donc pas que je suis seule au monde maintenant ? Je veux connaître ma famille. Vous ne m’imposerez pas votre volonté.

Silence. La chaleur était oppressante. Rowan se demanda combien de temps elle pourrait tenir.

— C’est ce que vous avez fait avec ma mère ? dit-elle d’une voix vibrante de colère. Vous lui avez imposé votre volonté ?

Elle recula comme si la colère l’obligeait à s’éloigner de la vieille femme. Sa main serrait fort la lampe devenue brûlante.

— Cette pièce me rend malade.

— Pauvre petite, dit Carlotta. Ce que tu as vu dans le bocal est la tête d’un homme. Regarde-la mieux quand le moment viendra. Regarde aussi les autres.

— Tout est pourri et décomposé. On ne pourrait rien en faire. Je veux sortir d’ici.

En regardant à nouveau le bocal, elle fut remplie d’horreur. Elle plaqua sa main gauche sur sa bouche, comme pour se protéger. Dans le liquide trouble, elle vit le trou noir d’une bouche aux lèvres putréfiées et aux dents brillantes. Les yeux n’étaient plus qu’une sorte de gelée. Ne regarde pas ! Mais qu’y avait-il juste à côté ? Quelque chose remuait. Des vers ! Le bocal n’était plus hermétique !

Elle quitta la pièce et s’appuya sur le chambranle de la porte, la lampe lui brûlant la main. Les battements de son cœur résonnaient dans ses oreilles et elle crut ne pas pouvoir surmonter sa nausée. Elle était sur le point de vomir sur le plancher à côté de cette horrible femme vicieuse. Carlotta repassa devant elle. Elle l’entendit descendre l’escalier, plus lentement qu’à l’aller, accélérant légèrement le pas en arrivant sur le palier.

— Descends, Rowan Mayfair ! Éteins la lampe mais allume la bougie avant et apporte-la.

Rowan se redressa lentement. Luttant contre la nausée, elle retourna dans la chambre, posa la lampe sur la petite table près de la porte. Elle porta sa main à sa bouche pour atténuer la brûlure puis alluma la bougie. La mèche s’enflamma et elle éteignit la lampe. Ses yeux tombèrent sur l’étrange lapis roulé et la paire de chaussures posée au bout.

Non, pas posée. Elle tendit lentement la jambe et avança son pied gauche jusqu’à ce qu’il touche l’une des chaussures. Elle donna un petit coup de pied. La chaussure tomba, révélant un os blanchâtre émergeant d’un pantalon pris à l’intérieur du tapis roulé.

Paralysée, elle ne pouvait détacher son regard de l’os et du tapis. Elle le longea et aperçut à l’autre extrémité quelque chose qu’elle n’avait pu voir auparavant : des cheveux bruns. C’était un corps enroule dans un tapis ! Il devait être là depuis une éternité. Et sur le plancher, il y avait une tache noirâtre, à côté du tapis. C’était le sang du cadavre qui avait coulé et séché par terre. On y distinguait encore les insectes qui s’étaient laissé prendre dans ce liquide gluant.

« Rowan, promets-moi de ne jamais y retourner. Promets-moi ! »

De quelque part en bas, elle entendit la voix de la vieille femme.

— Descends, Rowan Mayfair !

Rowan Mayfair, Rowan Mayfair, Rowan Mayfair…

Se refusant à se dépêcher, elle sortit en jetant un dernier regard à l’homme ficelé dans le tapis et au morceau d’os blanc. Puis elle ferma la porte et descendit sans se presser.

La vieille femme attendait devant la porte ouverte de l’ascenseur, éclairé par la lumière blafarde de l’ampoule.

— Vous savez ce que j’ai trouvé ! dit-elle en s’arrêtant.

La petite lumière vacilla un moment, projetant des ombres pâles sur le plafond.

— Tu as trouvé le mort dans le tapis.

— Pour l’amour du ciel, que s’est-il passé dans cette maison ? Vous êtes tous complètement dingues !

Comme la vieille femme était maîtresse d’elle-même ! Presque détachée. Elle pointa le doigt vers l’ascenseur.

— Viens avec moi. Il n’y a plus rien à voir et pas grand-chose à ajouter…

— Oh que si ! Il y a encore plein de choses à dire, au contraire. Par exemple, avez-vous raconté tout cela à ma mère ? Lui avez-vous montré ces saletés de bocaux et de poupées ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai rendue folle, si c’est ce que tu insinues.

— Je crois que n’importe qui vivant dans cette maison peut devenir fou.

— Moi aussi. C’est pourquoi je t’ai envoyée au loin. Viens maintenant !

— Dites-moi ce qui est arrivé à ma mère.

Rowan emboîta le pas de la vieille femme et entra dans l’ascenseur poussiéreux. Elle ferma rageusement la porte derrière elle. Quand l’ascenseur s’ébranla, elle se tourna et observa le profil de sa tante. Vieille, oui, bien vieille. Sa peau est jaunie comme du parchemin et son cou si mince et frêle qu’on aperçoit ses veines à travers sa peau fragile. Oui, très fragile.

L’ascenseur s’arrêta brutalement. La femme ouvrit la porte et sortit dans le couloir.

— Dites-moi comment ça s’est passé.

Elles traversèrent le long salon de devant, Carlotta ouvrant la marche.

La faible lueur de la bougie éclaira la pièce. Même dans cet état d’abandon, elle était magnifique avec ses cheminées de marbre surmontées de hauts miroirs luisant dans l’ombre lugubre. Toutes les ouvertures sur l’extérieur étaient des portes-fenêtres à guillotine. Aux deux extrémités de la pièce, les miroirs se renvoyaient leur propre image. Rowan y aperçut les lustres et sa propre silhouette se reflétant à l’infini.

— Oui, c’est une illusion d’optique intéressante, dit Carlotta.

Elle s’approcha de l’une des deux portes-fenêtres latérales.

— Ouvre-la. Tu n’as qu’à la glisser vers le haut. Tu en as la force.

Elle prit la bougie des mains de Rowan et la posa sur un petit guéridon. Rowan lendit les bras pour défaire le loquet et souleva sans difficulté le vantail jusqu’au-dessus de sa tête.

Elle aperçut le porche et la nuit, et sentit l’air frais du dehors. Soulagée, elle resta un moment sans bouger, laissant l’air caresser son visage et ses mains. Elle se poussa de côté lorsque la vieille femme sortit.

La bougie, restée à l’intérieur, s’éteignit. Rowan sortit dans l’obscurité. La brise apporta un souffle odorant, délicieusement doux.

— L’odeur de l’arbre triste, dit Carlotta. C’est une variété de jasmin.

La balustrade du porche était couverte d’un entrelacs de vigne vierge dont les vrilles dansaient dans la brise et les feuilles battaient comme des ailes d’insectes. Des fleurs étincelaient dans la pénombre, blanches, délicates et magnifiques.

— C’est là que ta mère restait assise, jour après jour. Et là-bas, sur les dalles, c’est là que sa mère est morte en tombant de l’ancienne chambre de Julien. C’est moi qui l’ai fait sauter. Je crois que je l’aurais poussée de mes propres mains si elle n’avait pas sauté. Je lui ai arraché les yeux comme j’avais essayé de le faire à Julien.

Elle fit une pause et jeta un regard vers la nuit, vers les formes élevées des arbres se découpant sur le ciel plus clair. La lumière froide des réverbères éclairait l’herbe haute sur le devant du jardin.

La nuit paraissait hostile et terrible, la maison affreuse et sinistre. Vivre et mourir ici, avoir passé ses jours et ses nuits dans ces horribles pièces, être morte dans cette chambre crasseuse. C’était insoutenable. Un sentiment de profonde horreur montait en elle. Aucun mot n’aurait pu exprimer ce qu’elle ressentait. Aucun mol pour exprimer sa répugnance à l’égard de cette vieille femme.

— J’ai tué Antha, dit Carlotta. Exactement comme si je l’avais poussée moi-même. Je voulais qu’elle meure. Elle berçait Deirdre et il était là, près d’elle, observant le bébé et le faisant rire ! Elle le laissait faire et lui parlait de sa petite voix, lui disant qu’il était son seul ami maintenant que son mari était mort. Elle m’a dit : « C’est chez moi, ici. Je peux te jeter dehors si je veux. » Voilà ce qu’elle m’a dit. Et moi je lui ai répondu : « Je vais t’arracher les yeux si tu ne renonces pas à lui. Sans tes yeux, tu ne pourras plus le voir. Et tu ne laisseras pas le bébé le voir. »

La vieille femme marqua une pause. Écœurée et misérable. Rowan attendait dans le silence étouffant de la nuit.

— As-tu déjà vu un œil sorti de son orbite et pendant sur la joue d’une femme, au bout de nerfs sanguinolents ? C’est ce que je lui ai fait. Elle s’est mise à crier et à sangloter comme un enfant mais je l’ai fait quand même. Elle a voulu m’échapper en tenant son œil dans ses mains et je l’ai poursuivie dans l’escalier. Et crois-tu qu’il a essayé de m’en empêcher ?

— Moi j’aurais essayé, dit Rowan d’une voix amère. Pourquoi me raconter tout ça ?

— Parce que tu voulais savoir ! Et si tu veux savoir ce qui est arrivé à ta mère, tu dois savoir ce qui est arrivé avant. Et tu dois savoir que j’ai fait cela pour briser la chaîne. (Elle se retourna et regarda Rowan. La froide lumière blanche brillait dans ses lunettes.) Je l’ai fait pour toi et pour moi, et pour Dieu, s’il existe. Je l’ai forcée à passer par la fenêtre. « Voyons si tu pourras le voir encore si tu es aveugle ! je lui ai crié. Alors tu pourras le faire venir ! » Et ta mère hurlait dans son berceau. J’aurais dû la tuer aussi. J’aurais dû le faire pendant qu’Antha était étendue sur les dalles. Si seulement j’en avais eu le courage ! (Elle fit une nouvelle pause.) Mais je ne pouvais pas tuer une si petite chose. Je n’ai pas pu me résoudre à prendre un oreiller et à le mettre sur son visage. J’ai pensé aux histoires des temps anciens où les sorcières sacrifiaient des bébés en les jetant dans un chaudron au moment du Sabbat. Nous, les Mayfair, sommes des sorcières. Fallait-il que je sacrifie ce bébé comme elles le faisaient autrefois ? Je n’ai pu m’y résoudre… Et, bien sûr, il le savait. Il aurait tout cassé dans la maison pour m’en empêcher.

Rowan attendit jusqu’à ce que sa patience soit à bout, jusqu’à ce que sa haine et sa colère soient trop violentes pour qu’elle puisse les retenir. D’une voix dure, elle demanda :

— Et que lui avez-vous fait ensuite, à ma mère, pour briser la chaîne, comme vous dites ? (Silence.) Dites-le-moi.

La vieille femme soupira, le regard perdu dans le vide.

— Dès sa plus tendre enfance, quand elle jouait dans le jardin, là, je l’ai suppliée de le combattre. Je lui ai dit de ne pas le regarder. Je lui ai appris à se détourner de lui. Et j’ai gagné la bataille. J’ai battu en brèche sa mélancolie, sa folie et ses pleurs, ses aveux répugnants quand elle me disait qu’elle l’avait laissé venir dans son lit. J’avais gagné jusqu’à ce que Cortland la viole ! Ensuite, j’ai fait ce que j’avais à faire pour qu’elle t’abandonne et ne te retrouve jamais.

« J’ai fait ce que j’avais à faire pour qu’elle n’ait jamais la force de s’enfuir, de te chercher, te réclamer et t’entraîner dans sa folie, son remords et son hystérie. Quand un hôpital refusait de lui faire des électrochocs, je l’emmenais dans un autre. Et je leur disais ce qu’il fallait pour qu’ils l’attachent dans son lit et lui donnent des tranquillisants et des électrochocs. Je m’arrangeais pour qu’elle se mette à crier et qu’ils lui administrent ce qu’il fallait.

— Taisez-vous !

— Pourquoi ? Tu voulais savoir, non ? Oui, quand elle se tortillait dans son lit comme un chat au soleil, je leur disais de lui faire des piqûres…

— Ça suffit !

— … deux ou trois fois par jour. Ça m’est égal si vous la tuez, faites-lui les piqûres. Je ne veux plus la voir comme ça…

— Arrêtez ! Je vous en prie.

— Pourquoi ? Jusqu’au jour de sa mort, elle lui a appartenu. Le dernier mot qu’elle a prononcé était son nom. Tu ne vois donc pas que j’ai fait tout cela pour toi, Rowan !

— Ça suffit maintenant ! siffla Rowan en levant les mains, doigts écartés. Arrêtez ! Je pourrais vous tuer à cause de ce que vous me dites. Comment osez-vous parler de Dieu et de la vie alors que vous avez fait ça à une jeune fille que vous aviez élevée dans cette maison crasseuse. Elle était malade et vous… Que Dieu vous vienne en aide, vous êtes une sorcière. Vous êtes une vieille femme cinglée et cruelle. Que Dieu vous vienne en aide, mais soyez maudite !…

Le visage de la vieille femme se figea. L’espace d’une seconde, dans la faible clarté, elle sembla pâlir, ses yeux ronds comme des billes et sa mâchoire pendante.

Rowan émit un grognement et serra les lèvres pour stopper le flot de ses paroles, sa rage et sa douleur.

— Allez au diable, espèce de sorcière ! cria-t-elle encore, avalant à moitié ses mots, le corps tordu par la colère qu’elle n’arrivait pas à contenir.

La vieille femme fronça les sourcils. Elle tendit la main et sa canne tomba au sol. Elle réussit à faire un pas en avant puis agrippa de sa main droite le dossier du fauteuil à bascule juste devant elle. Son corps frêle fit une sorte de contorsion et s’effondra sur le siège. Sa tête heurta les barreaux du dossier et elle cessa de bouger. Sa main glissa de l’accoudoir et se retrouva ballant dans le vide.

On n’entendait plus un bruit, à part un léger bourdonnement continu, comme si les insectes et les grenouilles chantaient et que le bruit lointain de la circulation accompagnait leur chant.

Rowan était immobile, les bras le long de son corps, inertes et inutiles, et observait le mouvement des arbres se découpant sur le ciel. Le coassement des grenouilles cessa soudain. Une voiture, dont les phares percèrent un court instant l’épais feuillage mouillé, passa devant la grille.

Rowan vit leur lumière passer sur sa peau puis faire briller la canne en bois couchée sur le sol, près des chaussures noires de Carlotta, placées de travers comme si elle s’était tordu la cheville.

Est-ce qu’on pouvait voir la vieille femme morte de dehors ? Et la grande femme blonde derrière elle ?

Rowan fut parcourue d’un tremblement. Elle se cambra en arrière, leva une main et attrapa une mèche de ses cheveux qu’elle tira jusqu’à ce que la douleur soit insupportable.

Sa rage était partie. Elle se retrouvait seule dans le noir, serrant fort sa mèche de cheveux dans ses doigts tremblants, comme pour prolonger la douleur. Elle avait froid malgré la chaleur de la nuit. Elle se sentait seule, comme dans un abîme d’où tout espoir de lumière et de bonheur avait disparu.

Lentement, elle s’essuya la bouche sans délicatesse, à la façon d’un enfant, et regarda la main inerte de la morte. Elle claquait des dents, complètement glacée. Elle se mit à genoux, prit la main de Carlotta et chercha son pouls, qu’elle ne trouva pas, elle le savait d’avance, puis reposa la main sur les genoux de la morte en regardant le filet de sang qui coulait de son oreille, jusque dans son cou et sur son col blanc.

— Je ne voulais pas… murmura-t-elle avec peine.

Derrière elle, l’obscure maison attendait. L’idée de se retourner pour lui faire face était insoutenable. Un bruit distant la remplit d’effroi. Ce fut la pire des peurs qu’elle ait jamais ressenties. En pensant aux pièces sombres, elle ne pouvait se résoudre à se retourner et à rentrer dans la maison.

Elle se releva lentement et jeta un regard sur les hautes herbes et sur un pied de vigne vierge complètement tordu. Frémissante, elle leva les yeux vers les nuages dérivant au-dessus de la cime des arbres et entendit un petit bruit sortir de ses propres lèvres, une sorte de gémissement désespéré.

— Je ne voulais pas… répéta-t-elle.

Dans une prière silencieuse, elle implora de tout son cœur que tout cela ne se soit pas produit et qu’elle ne soit jamais venue dans cet endroit.

Loin de là, comme dans un autre monde, il y avait des gens. Michael, l’Anglais, Rita Mae Lonigan et tous les Mayfair qui s’étaient attablés avec elle au restaurant. Même Eugenia, perdue quelque part dans cette maison, qui dormait et rêvait peut-être.

Et pourtant, elle était complètement seule. Elle venait de tuer cette femme cruelle de la même façon atroce qu’elle-même avait tué. Qu’elle en soit maudite ! Qu’elle aille en enfer pour tout ce qu’elle avait dit et fait ! Mais je ne voulais pas… Je le jure.

Elle s’essuya à nouveau la bouche puis croisa ses bras sur sa poitrine, rentra sa tête dans ses épaules et se mit à trembler. Elle devait se retourner, traverser la maison et sortir.

Non, elle ne pouvait pas faire ça. Il fallait appeler quelqu’un, raconter, crier pour qu’Eugenia vienne, et faire ce qui devait être fait.

Mais l’idée de parler à des étrangers, maintenant, et de leur raconter des mensonges était un véritable supplice.

Elle pencha doucement la tête sur le côté et observa le corps inanimé, brisé. Les cheveux blancs étaient tout propres et semblaient si doux ! Sa vie misérable et malheureuse dans cette maison avait pris fin.

Elle ferma les yeux, porta ses mains à son visage et se mit à prier. Aidez-moi parce que je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas ce que j’ai fait et je ne peux pas le défaire. Tout ce que cette vieille a dit est vrai. J’ai toujours su que le mal était en moi et en eux et c’est pourquoi Ellie m’a emmenée. Le mal.

Elle avait vu le fantôme derrière la baie vitrée, à Tiburon. Elle sentit les mains invisibles la toucher, comme dans l’avion.

Le malin.

— Où es-tu ? murmura-t-elle dans le noir. Pourquoi aurais-je peur de rentrer dans cette maison ?

Elle leva la tête. Du salon derrière elle vint un autre bruit, comme une vieille lame de parquet qui craque sous les pas. Il était si faible que ç’aurait aussi bien pu être une saleté de rat. Mais elle savait que non. Son instinct détectait une présence. Quelqu’un de proche, dans l’obscurité, dans le salon. Pas la vieille Noire. Ce n’était pas un bruit de pantoufles.

— Montre-toi à moi ! murmura-t-elle encore, sa peur se muant en colère. Maintenant !

Elle entendit à nouveau le bruit et se retourna lentement. Silence complet. Elle baissa les yeux une dernière fois sur la vieille femme puis rentra dans la maison. Les hauts miroirs étroits se faisaient face, les lustres poussiéreux semblaient attirer la lumière à eux.

— Je n’ai pas peur de toi. Je n’ai peur de rien ici. Montre-toi comme tu l’as fait par le passé.

Pendant un instant, les meubles eux-mêmes eurent l’air vivants, comme si les petites chaises sculptées l’observaient, comme si les livres, dans leurs vitrines, avaient entendu son défi et attendaient d’être témoins de ce qui allait se passer.

— Pourquoi ne viens-tu pas ? As-tu peur de moi ?

Un craquement sourd se fit entendre à l’étage.

A pas tranquilles, elle sortit dans l’entrée, consciente de sa respiration laborieuse. Elle regarda d’un air absent la porte d’entrée grande ouverte. La lumière de la rue était laiteuse et les feuilles des chênes étaient sombres et brillantes. Elle émit un long soupir presque involontaire, se retourna et s’éloigna de cette lumière réconfortante. Elle retraversa l’entrée et se dirigea vers la salle à manger déserte où elle avait laissé l’émeraude, dans son écrin de velours.

Il était là. Il y était forcément.

— Pourquoi ne viens-tu pas ? murmura-t-elle, surprise par sa petite voix frêle.

Les ombres semblèrent bouger mais aucune forme ne se matérialisa. Un courant d’air dans les rideaux, sans doute.

La boîte à bijoux était toujours sur la table. Une odeur de bougie flottait dans l’air. Elle souleva le couvercle de ses doigts tremblants et toucha la pierre.

— Allez viens !

Elle prit l’émeraude, étonnée par son poids, la souleva très haut jusqu’à ce qu’elle capte la lumière puis mit le collier autour de son cou.

Elle eut alors la singulière impression de se voir en train d’accomplir ce geste. Elle se vit, Rowan Mayfair, dépouillée de tout son passé, si loin de l’aventure qui lui arrivait qu’elle ne s’en rappelait même plus les détails, debout comme une âme en peine dans une maison sinistre et étrangement familière.

Familière, elle l’était ! Ces hautes portes en arc brisé lui étaient familières. Elle avait l’impression que ses yeux avaient effleuré mille fois ces fresques murales. Ellie avait marché dans cette pièce. Sa mère avait vécu et était morte ici. Comme les verrières et la maison en bois de Californie lui semblaient lointaines ! Pourquoi avait-elle attendu si longtemps pour venir ici ?

L’émeraude reposait sur la soie de son chemisier. Ses doigts la caressaient, comme aimantés. C’était irrésistible.

— C’est ça que tu veux ?

Derrière elle, dans l’entrée, elle entendit un bruit sans équivoque. Toute la maison l’entendit, en renvoya l’écho, comme la caisse d’un grand piano restituant la moindre vibration d’une corde. Il y avait quelqu’un.

Son cœur battait à lui en faire mal. Elle restait là, la tête penchée, comme rêvant à demi éveillée. Elle se retourna et leva les yeux. A quelques mètres d’elle, elle discerna une silhouette floue ressemblant à un homme de haute taille.

Tous les petits bruits nocturnes semblèrent s’évanouir tandis qu’elle s’escrimait à distinguer la créature dans la pénombre. Etait-ce une illusion ou voyait-elle les contours d’un visage ? On aurait dit qu’une paire d’yeux l’observait.

— Je ne te conseille pas de me jouer un de tes tours, murmura-t-elle.

Toute la maison lui renvoya ses paroles, en les accompagnant de sortes de craquements et de soupirs. Puis, comme par magie, la silhouette s’éclaircit, se renforça et se volatilisa d’un seul coup.

— Non, ne pars pas ! supplia-t-elle, doutant soudain de ses yeux.

Tandis que, désespérée, elle cherchait encore des yeux dans l’ombre, une forme plus sombre se dessina près de la porte d’entrée. Elle se rapprocha dans un nuage de poussière voltigeante. Rowan entendit très distinctement des bruits de pas. Certaine de ne pas se tromper, elle reconnut les épaules massives et les cheveux noirs et bouclés.

— Rowan ? C’est toi ?

Une voix solide, familière, humaine.

— Oh, Michael ! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras. Michael, grâce au ciel !

Le lien maléfique
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